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Quelles revendications pour les personnes handicapées à l’école ?
En juin 2022, le CLHEE (Collectif Lutte et Handicaps pour l’égalité et l’émancipation) a participé à un stage de SUD éducation à destination des personnels AESH en Île-de-France. Nous, syndicalistes SUD éducation, avons voulu aller plus loin dans l’échange et un de nos camarades a pu interviewer Elena, Cécile et Leny afin de mieux connaître leur combat antivalidiste, de nourrir le débat et notre pratique syndicale par les revendications des personnes handicapées elles-mêmes.
SUD éducation : pouvez-vous présenter votre collectif ?
Elena Chamorro : le collectif a été créé en avril 2016. En 2013, on a créé un autre collectif, auquel appartenait la plupart des membres fondateurs du CLHEE, et qui s’appelait « Non au report de 2015 ». On s’est prononcé contre le report du volet accessibilité de la loi de 2005 parce que l’État n’avait pas respecté le délai de 10 ans qu’avait prévu la loi de 2005 pour la mise en accessibilité des équipements et des établissements recevant du public. Donc, tout a commencé comme ça. On a commencé aussi notre critique du rôle des associations gestionnaires, et leur responsabilité dans nos « malheurs », on va dire, et du coup on a cheminé dans une réflexion qui nous a amenés à nous dire qu’il y avait un vide dans le militantisme français, dans l’antivalidisme. Donc, voilà, il y a eu un cheminement dans la prise de conscience et vers la décision de créer ce collectif, dont le but était, d’une part, de dénoncer le rôle des associations gestionnaires mais aussi de militer pour la désinstitutionnalisation, de défendre des représentations justes de nous-mêmes, de défendre la Convention Internationale des droits des personnes handicapées. On s’inscrit dans ce militantisme des droits humains.
Leny Marques : on est un collectif de personnes concernées qui essaie de s’attaquer à plus gros que l’accessibilité dans la lutte pour les droits des personnes handicapées.
Du point de vue du langage, on peut entendre « personne en situation de handicap », j’ai entendu des militant•es revendiquer l’expression « personne handicapée ». Y-a-t-il un vocable qui a votre préférence ?
Cécile Morin : personne en situation de handicap, ça nous convient, personne handicapée, ça nous convient aussi dans la mesure où on n’en fait pas un substantif, où on ne dit pas « les handicapé•es », où, là, ça ne nous convient plus. Après, la notion de handicap ne nous satisfait pas spécialement, seulement il faut quand même à un moment prendre un langage commun pour se faire comprendre, donc on se désigne comme personnes handicapées, ou comme personnes directement concernées par le handicap.
Leny Marques : moi, j’ai une petite préférence pour personne handicapée, parce que la situation, le problème c’est qu’en effet, ce n’est pas que le handicap ne constitue pas l’entièreté de notre personne mais réduire ça exclusivement à une situation c’est un peu limitant dans le sens où il y a aussi une partie de notre identité qui est constitutive de notre situation.
Elena Chamorro : au-delà de ça, moi, je pense que l’expression en situation de handicap qui était en effet une appellation qui correspondait au modèle social du handicap, c’est-à-dire qui pointait l’environnement comme responsable du handicap, a été un petit peu récupérée par l’ennemi, on va dire. C’est devenu du politiquement correct et, en plus, ça ne désigne plus la situation mais renvoie quelque part au modèle médical, parce que quand on dit « personne en situation de handicap mental », on n’est pas en train de désigner la situation qui crée le handicap mais la déficience quelque part. [...] Moi je dis toujours que je suis une personne handicapée, presque il faudrait dire handicapisée, c’est-à-dire handicapée au sens passif du terme ; on est handicapé•e parce que la société nous handicape, ce qui n’empêche pas l’identité handicapée, entendue comme une manière particulière d’être au monde peut être, mais je veux dire qu’il faut comprendre « handicapé•e » comme les racisé•es entendent le terme racisé•e.
Depuis la loi de 2005, les lois de 2013 dite d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République et de 2019 dite pour une école de la confiance prétendent construire l’école inclusive. Comment vous positionnez-vous dans cette histoire et cette actualité ?
Cécile Morin : il y a deux choses. C’est d’abord sur le terme école inclusive. École inclusive, c’est une façon de remettre en cause la légitimité des élèves handicapés à avoir accès à l’école puisque, vous voyez, on va rajouter, en fait, une catégorie pour bien monter que là encore on est dans la rhétorique de l’effort, l’école va faire un effort pour inclure des élèves qui avec ce terme sont supposé•es n’être pas tout à fait légitimes pour y être. C’est l’école qui va les inclure. Donc le fait d’inventer un adjectif remet en question en réalité la légitimité de ces élèves à y être parce que, si on fait la même chose avec d’autres catégories d’élèves, on ne va pas parler par exemple d’école inclusive pour les filles, simplement parce que, aujourd’hui, quand même, on considère que l’égalité de l’accès à l’école, c’est pour les filles et pour les garçons. Donc, déjà, nous, cet adjectif, qui va devenir une épithète déclinée là aussi en machin truc inclusif, pour nous, remet en cause la légitimité de ces élèves à avoir juste l’égalité des droits, c’est-à-dire l’accès à l’école. Ensuite, notre combat politique c’est la désinstitutionnalisation, c’est-à-dire la fin de ce qui est considéré par le droit international, et Elena en a un petit peu parlé en citant la référence à la Convention des droits des personnes handicapées des Nations Unies, ce qui est considéré par le droit international comme de la ségrégation, c’est à dire l’assignation des personnes handicapées, des enfants puis ensuite des adultes à des lieux où elles et ils sont mis à l’écart de la société et n’ont pas l’égalité des droits et c’est le cas pour les élèves qui sont placés par exemple dans des établissements médico-sociaux où la durée de scolarisation est souvent très faible : moins d’une demi-journée par semaine pour plus d’un tiers des enfants handicapé•es d’après un rapport parlementaire de 20191. Donc, voilà, nous, on est absolument contre cela. Forcément le fait que des élèves qui, il y a quinze ans auraient été placés d’emblée dans des institutions spécialisées, soient scolarisés à l’école ordinaire, évidemment, on pense que c’est juste l’application de l’égalité des droits. Seulement dans l’éducation nationale, la politique de Blanquer a consisté à appliquer cela de la façon la plus mauvaise possible, c’est-à-dire sans affecter des moyens à hauteur des besoins individuels des élèves. C’est à dire qu’il n’y a à la fois pas assez d’AESH, mais que dans les pays où la désinstitutionnalisation s’est faite à l’école, les adultes qui accompagnent les élèves sont aussi des enseignant•es spécialisé•es qui sont dans les classes. En plus, évidemment, le fait que les moyens soient très insuffisants, ça produit un effet très pervers qui est de braquer une partie de la communauté enseignante contre le fait que ces élèves soient inclu•es à l’école ordinaire en disant, voilà, « l’école ne leur convient pas », et « ils seraient mieux ailleurs ». Nous on veut que les élèves handicapé•es soient scolarisé•es, aient accès à l’école comme les autres, avec les moyens qui sont nécessaires à leurs besoins et ce sont des moyens pas seulement d’accompagnement humains mais des moyens aussi d’accompagnement éducatif en fait.
L’histoire française de l’école et des handicaps est marquée par une tendance séparatiste. La première revendication de votre manifeste concerne la lutte pour la désinstitutionnalisation. Pouvez-vous présenter ce combat, préciser ses origines, ses modalités et ses perspectives ?
Cécile Morin : c’est très important ça parce que tant qu’il y aura des IME qui existeront, qui continueront à exister, on pourra toujours dire, « ils seraient mieux ailleurs ». Quelque chose qui nous semble extrêmement important aussi et que les enseignant•es savent mal, c’est que l’orientation en IME, c’est la mort sociale. C’est à dire qu’il y a un effet de filière, quand on dit « l’IME » « c’est de plus petits effectifs », etc, il faut quand même voir le destin social des élèves. Qu’est ce qu’ils deviennent après l’IME ? Et bien, ce qu’ils deviennent après l’IME, c’est qu’ils vont d’une institution à une autre et ils passent toute leur vie dans des institutions. L’institutionnalisation, ça veut dire qu’on est privé de droits, à commencer par le droit de choisir avec qui on veut vivre. Ça veut dire que ça exacerbe toutes les violences. Il faut comprendre cela, parce qu’en fait, ce sont des lieux fermés, où il n’y a pas de contrôle extérieur et où les individus, une fois qu’ils deviennent adultes, par exemple, vivent toute leur vie avec les 30 mêmes personnes. Ça veut dire, par exemple, qu’après une séparation amoureuse, il n’y a pas de séparation physique. Donc ce sont vraiment des lieux où les violences, notamment les violences faites aux femmes, sont très importantes d’après les statistiques qu’on peut avoir, qui sont lacunaires etc, mais ce qui se comprend bien parce qu’il n’y a pas de contrôle extérieur et parce qu’on n’entend pas ces gens, ces enfants ou ces adultes. Tous les échos qu’on a, ça passe par le personnel médico-social avec des lanceurs d’alerte dans ces établissements. Quand on dit « ils et elles sont privé•es de droits », ils et elles sont privés•e du droit par exemple à la parole. Même dans les articles de journaux, on n’interviewe jamais, et jamais seuls, en dehors de la présence de l’encadrement, les gens qui sont institutionnalisés. Ils et elles n’ont jamais le droit à la parole, et de toutes manières, n’ont pas de droits. Du coup, il faut bien voir cela, il faut bien voir que, et pour ça aussi on pourra vous envoyer des statistiques, par exemple l’orientation des élèves dans des institutions spécialisées dépend avant tout du milieu social des parents. C’est-à-dire qu’il y a une très grande injustice sociale dans le destin scolaire des élèves handicapés , c’est à dire que les parents les mieux informées sur cet effet de filière parviennent mieux à maintenir leurs enfants à l’école ordinaire. Ça se fait vraiment au capital social et culturel. Les gens qui savent ce que c’est qu’un IME, comment ça se passe et surtout ce qu’on devient une fois qu’on a mis les pieds là dedans, comment il est difficile d’en sortir, l’évitent pour leurs enfants s’ils ont la possibilité sociale de le faire. Ça, vraiment, il y a une injustice sociale très très grande là-dedans et il faut savoir que l’orientation en IME, c’est la mort sociale.
Elena Chamorro : pour poursuivre ce que dit Cécile, pour le cas des enfants dyspraxiques par exemple, ce qui leur est proposé, en gros, c’est ce petit PAP, dont on c’est ce que c’est : un vœu pieux ; dans le meilleur des cas, avec une grosse bataille, parfois juridique des parents peut-être, une reconnaissance MDPH et une AESH mutualisée qui est là pour un accompagnement de cinq heures, en gros. Ce que l’école fait, c’est un peu comme ce qui se passe maintenant avec la pandémie. Il n’y a pas de gestion collective qui inclut ces élèves, c’est à la personne concernée que l’on considère ne pas être dans le moule de rechercher les solutions pour rentrer dans le moule, et elle doit les chercher en dehors de l’école. Et les solutions, c’est des rééducations payantes, des neuro- psychologues, des orthophonistes…. C’est à dire on va ailleurs, on essaie d’être au niveau des exigences de l’école qui de toutes façons ne bougera pas, il n’y aura pas une pédagogie qui se diversifiera, il n’y aura pas un•e enseignant•e qui sera formé, en tous cas, c’est l’état actuel, mais on dira à l’enfant handi d’aller voir une orthophoniste etc, et celles et ceux, nombreuses et nombreux, non reconnu•es handis par les MDPH iront, si leurs parents ont les moyens, voir une psychomotricienne etc, et de toutes façons, il y a peu de chance qu’ils et elles arrivent à devenir comme celles et ceux pour qui l’école est faite. C’est une école du tri, et, dans ce tri-là, même les gamin•es les mieux accompagné•es sont quand même en inégalité de chances.
Cécile Morin : c’est le milieu social qui est déterminant. On a une pathologisation des problèmes sociaux par le biais du handicap. Ça, ce n’est pas nouveau, le handicap a servi à pathologiser les formes d’exclusion sociales et ça on le voit très bien par l’orientation des élèves par exemple en SEGPA, qui est faite comme ça parce que les parents ne peuvent pas vraiment se défendre.
L’école française est-elle validiste ? De quelle manière ? Quelles sont les discriminations et les relégations communément vécues par les élèves handicapés dans le système scolaire ?
Cécile Morin : je pense que sur cette question, il y a deux choses. Il y a tout ce dont on a parlé, c’est à dire le traitement et l’orientation des élèves et la façon dont ils sont déconsidérés, ok, mais ensuite, il y a le discours des enseignements disciplinaires sur le handicap dont parlait Elena. Or, dans les ressources sur le handicap proposées aux enseignants, y compris parmi celles validées par les IPR sur les sites académiques ou sur Eduscol, on trouve beaucoup de représentations validistes. Déjà, il n’y a pas du tout de sensibilisation au validisme, le validisme n’existe pas, ne semble pas exister, alors que, par exemple, en matière d’égalité filles/garçons, il y a eu des associations, je pense à une association comme Mnémosyne, qui a produit énormément de ressources qui ont infusées dans l’éducation nationale, et il y en a qu’on retrouve, donc, là, il y a eu vraiment des choses de faites mais, là, un•e enseignant•e de bonne volonté qui ne connaît pas grand-chose, elle ou il va diffuser un discours validiste en fait, en toute bonne foi…
Lény Marques : et en plus, ça n’existe pas en dehors des cours spécifiques. C’est-à-dire qu’en histoire, il n’y a pas une seule ligne sur notre histoire.
Cécile Morin : alors là, je renvoie à un article que j’ai écrit sur le handicap dans l’enseignement, de l’histoire notamment2.
Lény Marques : et ça, c’est un peu le cas dans l’histoire de plein de groupes discriminés, c’est-à-dire qu’on est invisibles dans toutes les autres matières, par contre on existe que dans le validisme, il n’y a pas de réflexion propre aux personnes handicapées avec un discours claire sur l’exclusion, non. En même temps, l’institution ne va pas se tirer elle-même dans les pattes, c’est bien connu.
Elena Chamorro : on a juste, par rapport à ce que disait Cécile, on n’a pas beaucoup de ressources particulières, mais on a cet article de Cécile3, j’ai aussi analysé un petit peu une vidéo faite par Les petits citoyens4, qui était une espèce de vidéo à utiliser à destination des enseignants pour faire des sensibilisations au handicap, et après, j’avais fait un petit texte aussi sur les mises en situation5 qui pourra aussi peut être vous éclairer sur les démarches complètement à côté de la plaque, qui ont cours. Et après, moi je sais qu’en espagnol, les professeur•es ont recours à toutes les productions culturelles, films, etc, qui se font, et qui sont encore dans ces carcans de vision très validistes : on est soit misérable, soit des êtres extraordinaires, voilà … Il y a tout ça. Il y a très peu de ressources qui soient produites par les personnes concernées elles-mêmes. Et là, je vous disais, il y a une petite perle, parce que c’est une perle rare, c’est pas magnifique comme série, mais c’est à relever. Je parle de la série Un mètre vingt6, qui est une série à recommander à tous les lycéen•nes parce que c’est écrit par une personne concernée, elle le joue elle-même, c’est un point de vue situé, ce qui n’est souvent pas le cas. C’est pas un regard posé et un regard surplombant qui explique les autres à celles et ceux qui sont comme moi.
Cécile Morin : les dévalideuses et le CLHEE ont produit des ressources aussi, par exemple, je pense à une vidéo pour France TV slash, faite à leur demande, sur le validisme7. Donc, tu vois, c’est un petit spot, il y a un petit travail de montage, c’est à destination d’un public lycéen. On a produit aussi et mis en ligne des ressources comme le texte d’Elena etc. ça, maintenant, bon… On va continuer mais…
Elena Chamorro : il y a juste un truc, on a parlé beaucoup de la partie des moyens, des manques de moyens, et on a dit aussi, on a pointé que le grand problème était l’existence de l’école spécialisée qui autorise des discours de la part des profs, voilà… de certain•es profs qui résistent et qui se plaignent, à juste titre, des manques de moyens mais qui ne pointent pas le problème réel, qui voudraient se débarrasser des enfants, c’est à dire qu’ils trouvent qu’ils ne sont pas légitimes à l’école. Une phrase qui revient souvent c’est « j’en ai 30, donc je ne peux pas. » Donc, ces 30 sont légitimes et l’autre a un besoin particulier auquel je ne peux pas répondre. Et il n’y a à aucun moment dire, ben, moi, ce 31, il est dans la masse, et moi, je dois répondre à l’ensemble. Ça c’est le grand truc à faire comprendre, peut- être. Et alors, tu demandais quelles sont les discriminations, les relégations communément vécues, il y a un hashtag qui a circulé il y a quelques mois, qui s’appelait #nouseleveshandi et après, il y a eu #nousetudiantshandi8 et là tu pourras, si tu cherches des anecdotes et des petits témoignages qui, en fait, par leur nombre font système, et on voit qu’il ne s’agit pas de petit•es profs isolé•es dans leurs coins, mais que c’est vraiment un système qui produit ça, et voilà, ça vaut le coup de dire ce que l’on vit au quotidien.
Cécile Morin : il y a juste un truc dont on n’a pas parlé, c’est la politique en direction des élèves handicapés, l’Education nationale les oriente vers le professionnel aussi. Ça, c’est un truc vraiment important. Les ULIS par exemple, il n’y en a que dans les lycées pros et technologiques, pas dans les lycées généraux. Pourquoi ? Parce que les élèves handicapé•es, quel que soit leur handicap, sont orienté•es vers la voie professionnelle, mais en dépit du bon sens et souvent, de ce qui leur plaît9 c’est-à-dire que des élèves avec des troubles autistiques pourront être orienté•es vers du marketing, n’importe quoi…
Elena Chamorro : des dyspraxiques vers des travaux manuels…
Cécile Morin : et ça c’est très dur, et ça aussi le rapport Dubois Jumel sur l’école montrequ’il y a vraiment cette politique qui fait que des élèves handicapés ont très peu de chance de suivre des études, déjà, et surtout des études générales. Pourquoi ? Parce qu’en fait les ESAT vont recruter dans les ULIS10. Et donc, là, c’est très dur de résister à l’orientation, enfin, tu vois, à cette orientation fléchée quoi. Au niveau du lycée, il n’y a pas d’ULIS dans les lycées généraux, et pourquoi il n’y en aurait pas en fait ?
Quel est votre regard sur les dispositifs ULIS ?
Lény Marques : en fait, on ne nie pas le besoin d’éducation spécialisée, on nie le fait qu’on soit obligé de faire des classes spécifiques, des dispositifs spécifiques, séparés. Et nous, ce qu’on n’aime pas, c’est la ségrégation. On veut que tout le monde ait accès à tout en même temps. Donc, le principe d’éducation spécialisée, oui, mais au sein de la communauté.
Cécile Morin : et c’est pour ça que la loi Celaá de 2020 en Espagne11 est intéressante car elle ne concerne pas seulement les élèves handicapé•es mais aussi celles et ceux qui n’arrivent pas à suivre dans les classes pour plein d’autres raisons que le handicap en fait. Et tu vois, si tu as un•e élève qui n’arrive pas bien à suivre parce qu’il ou elle a des difficultés, tu ne vas pas dire, « Ah non, mais attends, moi, je ne suis pas formé ! », « Ah non, mais attends, moi, j’en ai 30 », tu vas essayer d’adapter ton enseignement, voilà, ces élèves là, il faut aussi les prendre comme ça. C’est à dire que faire un programme qui a été pensé par des gens qui n’ont jamais enseigné et il va falloir le faire, c’est complètement con,en fait, et il y a plein d’élèves qui sont sur le bord de la route, et les élèves qui sont dans les dispositifs ULIS, mais aussi d’autres élèves qui sont dans les classes ordinaires… Donc, c’est ça qu’il faut repenser aussi en fait…
Elena Chamorro : le handicap n’explique pas tout. Et souvent, il y a ce biais épistémique, c’est à dire que tout problème va être mis sur le compte du handicap.
Cécile Morin : là, c’est encore une façon de naturaliser une sorte d’infériorité ou de déficience, alors qu’en fait, il y a d’autres élèves …
Lény Marques : l’école exclut une bonne partie de la population, déjà. Il y a plein de raisons différentes que le handicap, mais on ne se focalise que sur ça.
Cécile Morin : pourquoi ne pas penser à ce compte des aides spécifiques pour d’autres types de problèmes que rencontrent les élèves, avec des enseignant•es spécialisé•es à certains moments, et du coup, ça permet aussi de repenser en fait ce que doit être l’enseignement pour tout le monde.
A quelles conditions l’école française pourra-t-elle se définir comme inclusive ?
Elena Chamorro : le jour où elle s’appellera « école » je pense.
Lény Marques : le jour où on aura le droit d’y aller.
Elena Chamorro : le jour où elle s’appellera « école », où il n’y en aura qu’une d’école, voilà, moi je pense qu’on aura gagné.
Quelles sont les discriminations et les relégations communément vécues par les personnels handicapés à l’école ?
Cécile Morin : quand on, en fait, on veut passer un concours national de la fonction publique, quand tu es handicapé•e, déjà, il faut passer devant une commission pour avoir l’autorisation de le passer. Enfin, moi, ça a été mon cas pour passer les concours d’enseignement. Et puis il y a ça aussi la discrimination à la formation parce qu’il faut le savoir, donc, moi, à mon époque, elle se réunissait deux fois par an, donc, si tu veux, au moment de ton inscription, si tu ne le sais pas, tu l’as raté ton inscription, quoi… En fait, tu sais, en sociologie, on dit que les diplômes, c’est le réseau du pauvre, c’est l’arme du pauvre, c’est l’arme de ceux qui n’ont pas de réseaux Et bien, tu vois, pour une personne handicapée, déjà, accéder à l’école ordinaire, c’est déjà une énorme ambition, et ensuite, les personnes qui réussissent à y accéder, souvent, ils investissent vachement dans le diplôme, parce que c’est l’arme du pauvre, parce que nous, on n’aura pas de réseau, parce que, nous, on n’aura pas de mobilité, tout ce qu’il faut pour réussir, aujourd’hui, on l’a pas quoi… Et, du coup, tu as quand même des élèves handicapé•es qui passent par l’école ordinaire et qui sortent diplômés, tu vois, mais qui ne peuvent pas faire valoir leurs diplômes sur le marché du travail.
Elena Chamorro : et, en fait, je disais tout à l’heure que ce qui est demandé à l’élève au sein de l’école est de s’adapter, c’est à dire c’est l’assimilation. Le maître mot c’est ça. Et bien, pour les personnels, c’est la même chose. Moi, mon expérience, c’est ça. À la fac, au quotidien, on est laissé•es tout le temps dans l’impensé, même si on a des locaux accessibles, ce qui n’était pas le cas quand j’ai commencé à exercer, imparfaitement accessibles, à vrai dire. C’est un travail constant pour s’adapter, y compris en termes de temporalité… ça ne concerne pas que l’accessibilité, ça concerne pas non plus que les résistances. J’ai une collègue qui avait beaucoup de mal à être maître de conf, c’est à dire que la qualité du diplôme c’est l’arme du pauvre, mais c’est une arme moins puissante que celle d’un valide.
Cécile Morin : sur une question qui a été évoquée lors du Grenelle de l’enseignement et de l’éducation nationale organisé par Blanquer, en fait, aujourd’hui, l’évolution de carrière, elle va se faire vachement sur les heures supp. Il faut voir que les personnels handicapés ne font pas d’heures supp. Donc, en fait, comme disait Elena, bon déjà il y a les obstacles, déjà passer des concours, tu as des obstacles législatifs, ok, très bien, ensuite, il faut faire la preuve de ta légitimité, la légitimité, même si tu as des diplômes, elle n’est jamais assurée, et, ensuite, si tu veux, l’évolution de carrière dans l’éducation nationale maintenant elle se fait par ce système, souvent, des heures supp, et bien les personnes handicapées, elles n’en font pas. Donc, il y a tout un tas d’évolutions de carrière, de formation, de passerelles, plus le fait qu’il va falloir faire ses preuves, etc..
Elena Chamorro : non seulement elles ne font pas des heures sup, mais elles font bien souvent des temps partiels pour pouvoir assurer après, ben, la fatigue, le temps, le temps qui n’est pas forcément le fait de notre handicap… moi je sais que si j’ai besoin de trois fois plus de temps, c’est parce que les cheminements ne sont pas toujours les mêmes que pour les valides,… ce n’est pas toujours le fait de mon corps, de mes incapacités corporelles, c’est le fait de la façon dont les choses ont été organisées ou prévues. J’ai fonctionné longtemps par exemple avec un seul toilette au cinquième étage, et des ascenseurs bourrés qui me faisaient perdre un temps fou pour aller aux toilettes… et j’ai fait du temps partiel, qui était de droit, mais que je payais : non seulement je ne pouvais pas faire d’heures sup, mais j’en faisais moins et j’avais une perte de salaire, qui se répercutait sur moi, il n’y avait aucune compensation.
Cécile Morin : c’est ça le handicap en fait, c’est ça, ce que tu décris. C’est-à-dire qu’en fait ce n’est pas toi qui est fatigable, c’est que les obstacles te rendent fatigué•e. Et juste un autre truc : quand tu es élève handicapé•e à l’école ordinaire quand tu as réussi parce que tes parents t’ont fait échapper à l’institution : tu as deux trucs que tu intériorise, c’est qu’il ne faut surtout pas faire de vague, surtout se comporter de façon conforme parce que sinon, si tu es un peu chiant en classe, et bien, hop, ta place ne sera pas assurée. Et ensuite, c’est d’être bon élève. C’est quand même deux trucs que les élèves intériorisent…
SUD éducation se bat pour une école égalitaire et émancipatrice et dans une perspective de transformation sociale. Les analyses de notre syndicat pointent les offensives libérales et réactionnaires comme les principaux freins à la réalisation de cette école. Partagez-vous ces constats ?
Elena Chamorro : non seulement on partage ces constats, mais, on ne l’a pas dit, une lutte antivalidiste est nécessairement anticapitaliste, et on n’a pas nommé non plus tous les courants marxistes qui, lorsqu’on a défini le handicap, comme construction aussi liée au capitalisme, que certains chercheurs ont mis en avant11.
Lény Marques : comme les femmes sont la variable d’ajustement du chômage dans le patriarcat, et bien les handicapé•es servent aussi de variable d’ajustement pour l’emploi, pour plein de choses…
Cécile Morin : tout à fait. C’est à dire que, pour moi, pour un syndicat interpro, il faut vraiment pas séparer la question de l’éducation de la question du travail. Et c’est pour ça que moi j’insiste franchement sur l’effet de filière, c’est à dire que quand on se dit « ils sont mieux en IME » bon, c’est faux, d’accord, mais il ne faut pas voir que l’instant où ils vont être en petits effectifs, il faut voir ce qu’ils vont devenir, comment ils vont alimenter l’exploitation en ESAT…
1. On peut y lire : « pour bien des élèves en situation de handicap scolarisés en établissement spécialisé – pour un tiers d’entre eux, en fait – la scolarisation réduite à une journée ou une demi-journée par semaine, perd toute consistance au point de relever presque de l’abstraction », Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur l’inclusion des élèves handicapés dans l’école et l’université de la République 14 ans après la loi du 11 février 2005, sous la direction des députés Jacqueline Dubois et Sébastien Jumel, 2019, p. 49.
2. Cécile Morin, Le handicap, un impensé de l’enseignement de l’histoire, Carnet de recherche Aggiornamento hist-géo, 2019 : https://aggiornamento.hypotheses.org/4386
3.https://clhee.org/2019/06/23/le-handicap-un-impense-des-enseignements-disciplinaires/
4. https://clhee.org/2020/11/03/sensibiliser-au-handicap-ou-sensibiliser-au-validisme/
5. https://clhee.org/2018/05/28/depolitisation-et-regard-valido-centre-les-mises-en-situation/
6. https://www.arte.tv/fr/videos/RC-021939/un-metre-vingt/
7. https://fr-fr.facebook.com/francetvslash/videos/quest-ce-que-le-validisme-/589258735013982/
8. https://twitter.com/search?q=%23NousElevesHandis&src=typeahead_click&f=top
9. Voir sur ce point l’analyse éclairante de Renaud Guy, coordonnateur d’ULIS et militant CGT Educ’action Handicap, ULIS, scolarisation, présupposés validistes et lycée professionnel, Journée d’études organisée par la CGT Educ’action Rhône/Isère, Lyon, mars 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=fHrwpZiciBQ
10. « La France tend donc à dissuader ses enfants en situation de handicap d’entreprendre des études supérieures. Lorsqu’ils s’y lancent tout de même, on les pousse à s’orienter vers la voie professionnelle, sans que cela soit toujours ni souhaité, ni justifié » : Op. Cit.p. 105.
11. http://quefaire.lautre.net/Roddy-Slorach
Sommaire
Dossier - Histoire d’une école pas vraiment inclusive
La problématique de la Troisième République
Les filles et le système scolaire français : une intégration longue et laborieuse
L’école de Jules Ferry : colonialiste et raciste
Le développement de l’enseignement spécialisé
Le défi d’une école vraiment inclusive
Depuis la loi de 2005 : quel changement ?
Dossier - Quelles revendications pour les personnes handicapées à l’école ?
Interview de militant-e-s du CLHEE
Retour sur la mobilisation pour l’école inclusive dans le 44
Une école inclusive, qui pourrait être contre ?
AESH : un accompagnement très précaire
Étudiant·es et personnels en situation de handicap dans l’ESR
Dossier - Les personnels handicapés : droits et conditions de travail
Droits des personnels en situation de handicap à l’Éducation nationale
Conditions de travail des personnels en situation de handicap
Dossier : Précarité et handicap : de l’école au monde du travail
Précarité et exploitation au travail
L’école, antichambre de l’exploitation ?
En Italie, «inclusion» signifie économie, précarité et privatisation
Entretien avec le collectif handi-féministe des Dévalideuses
Dossier - Les dispositifs d’inclusion scolaire
Boite à outil
Nos revendications