Le ministre utilise la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jean Jaurès pour rendre l’hommage à notre collègue Samuel Paty, effroyablement assassiné. L’impréparation absolue du ministère pour défendre la santé des élèves et des personnels en pleine crise sanitaire dénote avec la méticuleuse sélection des mots de Jean Jaurès. Le caviardage de la Lettre ainsi que l’absence dans le dossier pédagogique de la dimension politique de Jaurès sont l’expression d’une volonté politique de récupération de la part de Blanquer.
Sans aucune volonté de mythifier Jean Jaurès, vous trouverez ci-dessous quelques éléments d’analyse de SUD éducation.
1. Oubli du mot institutrice
Dans son message aux professeurs et personnels de l’éducation nationale, envoyée le 31 octobre, Blanquer parle de “la lettre aux instituteurs de Jean Jaurès”. Pourtant le titre de la publication parue le 15 janvier 1888 dans La Dépêche de Toulouse est bien La Lettre aux instituteurs et institutrices. Le ministre, attaché à son courant réactionnaire, prend ainsi la liberté d’adapter le titre de la lettre invisibilisant ainsi 80 % des personnels de l’éducation nationale.
2. Oubli de la phrase sur l’attaque au système des examens
Le ministère a publié sur le site eduscol une version courte et une longue de La Lettre aux Instituteurs et Institutrices selon l’âge des élèves. Cependant, les deux versions sont amputées du passage suivant :
« J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! »
Cette phrase résonne singulièrement avec le projet d’école de Blanquer : des évaluations nationales imposées aux élèves et personnels, réforme du baccalauréat et du lycée, épreuves de contrôle continu dans le déni des besoins des éléves, des familles et personnels, parcoursup.
3. Oubli de l’anticolonialiste
Jean Jaurès est un contemporain des guerres de conquêtes coloniales. S'il a d'abord adhéré à un discours "civilisateur" justifiant le colonialisme européen, il a vite pris la mesure des crimes commis en son nom et a évolué vers
un anticolonialisme déterminé.
En 1911, dans L'Humanité, il appelle à « d’énergiques mesures de réparation » pour les populations qui subissent le colonialisme : « en Tunisie, comme en Algérie, comme au Congo, comme au Maroc, c’est en les pillant que des milliers d’aventuriers s’enrichissent ».
Il n'hésite pas à déclarer en février 1912 devant la Chambre des députés, dans le con
texte de la Guerre du Maroc : « Une fois de plus, c’est le préjugé d'ignorance qui vous mène. C’est à vous, à la France, à toute la France pensante, qu’il faudrait enseigner ce qu'est cette civilisation arabe que vous ignorez et méprisez, ce qu’est cette admirable et ancienne civilisation. À laquelle les pays européens, je dis bien les pays européens, viennent montrer le visage hideux de l’invasion et de la répression. »
Aujourd'hui, Jean-Michel Blanquer préfère dénoncer "l'islamo-gauchisme" et la "pensée intersectionnelle et décoloniale" qui feraient “des ravages à l'université".
4. Oubli du pacifisme
Jean Jaurès, pacifiste européen, assassiné lors d’un attentat d’extrême-droite pour son pacifisme, est récupéré par Blanquer et le gouvernement qui usent d’un ton martial et déclarent la mobilisation générale contre un ennemi à chaque intervention médiatique.
5. Oubli du défenseur de l’intérêt général contre le pouvoir de l’argent
Jean Jaurès fut le défenseur de journalistes accusés d’outrage au Président de la République. Il évoquait alors un président “ami des banquiers et des patrons de presse, faux patriote et vrai coquin”…
Quand il dit : « Mais qu’est-ce donc que le patriotisme ? Consiste-t-il à prodiguer à tout propos le mot de patrie ? […] le patriotisme consiste à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général. Mais lorsqu’une oligarchie puissante abuse de son pouvoir d’argent pour subordonner au contraire l’intérêt général à l’intérêt particulier ».
Aujourd’hui, le ministre Blanquer soutient ouvertement le secteur éducatif privé, démantèle le service public d’éducation, conclut des contrats aux montants colossaux avec les multinationales du numérique.
6. Oubli du soutien de la lutte des classes
Jean Jaurès opposé au Ministre de l’intérieur de l’époque, Georges Clémenceau garant de l’ordre sanglant face à une « violence ouvrière » va en 1906 rappeler que la véritable violence est celle des capitalistes ;
Ah ! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie. […]
Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité.
Le ministre Blanquer, qui cherche sans cesse à criminaliser les mouvements sociaux et les luttes des personnels de l’Éducation est une image de ministre au service de capitalistes et de la répression des mouvements sociaux.
7. Oubli du partisan de la grève générale
Jean Jaurès soutient des syndicalistes comme Jules Durand, condamné à mort en raison de son activité syndicale avant de voir sa peine révisée. Jaurès parlera de la décision de justice comme d’un « crime de la raison d’État capitaliste”.
Jaurès défend les 14 et 15 juillet 1914 l’idée de la grève générale simultanée dans tous les pays, de rassembler tous les peuples pour contrer la guerre. Une partie de la presse française de l’époque déforme ses propos l’accusant de faire le jeu de l’Allemagne.
La récupération de la figure et des écrits de Jaurès par un gouvernement dont les propos indignes contribuent à légitimer et libérer la parole et l’idéologie de l’extrême-droite est intolérable.
Défendre la laïcité ainsi que la neutralité du service public d’éducation et de la recherche sont justement l’expression de la solidarité et du combat contre le fanatisme et l’obscurantisme. Ce sont justement les organisations étudiantes et les organisations syndicales qui luttent depuis toujours contre les discriminations, le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, les oppressions de genre dans la société. Le ministre essaie avec malhonnêteté intellectuelle de s’approprier une figure du mouvement ouvrier.
Annexe : texte intégral de la lettre
Aux instituteurs et institutrices
Jean Jaurès. La Dépêche – 15 janvier 1888
Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.
Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais bien quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande ambition ne supposait un grand courage. J’entends dire, il est vrai : A quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subite, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine.
Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel. J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble.
De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’œuvre des siècles, de lui faire mesurer l’effort inouï de la pensée humaine !
Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est mal aisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser.
Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idée. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur. Je dis donc aux maîtres pour me résumer, lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs.
Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et ce jour-là bien des choses changeront.