Cet article est extrait de la brochure n°94 : la coopérative pédagogique.
« Il serait donc puéril de croire et d’espérer que l’État, sauvegarde des hautes classes, consentît, en rendant à la collectivité la liberté de l’enseignement, à briser lui-même son meilleur instrument de domination. » Fernand Pelloutier
« Et dès lors […], où prendrez-vous, ailleurs que dans l’exemple de la bourgeoisie, le droit d’imposer à l’enfant sans qu’il en discute, ce qui déjà contredit votre principe, une activité sociale, qui serait une politique ; une prétendue supériorité de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, qui serait une morale ; un généreux idéal enfin, c’est-à-dire une religion ? Catéchisme syndicaliste, catéchisme bourgeois , catéchisme catholique : peu m’importe, et j’en ai au catéchisme lui-même. » Albert Thierry
En guise d’introduction, effectuons un survol historique de trois moments importants des mutations pédagogiques dans l’École publique française : la fondation de l’École républicaine dans les années 1880, les mouvements d’Éducation Nouvelle pendant l’entre-deux-guerres, et le progressisme scolaire des années 1980-1990.
Jules Ferry et les pédagogues républicains
Commençons par mettre en regard deux extraits de discours de Jules Ferry, ministre de l’Instruction Publique dans les années 1880 :
« Si [l’emprise cléricale sur l’école] se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »
« [Il faut promouvoir] les méthodes nouvelles qui ont pris tant de développement, qui commencent à se répandre et à triompher, […] qui consistent non plus à dicter, comme un arrêt, la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver, qui se proposent avant tout d’exciter et d’éveiller la spontanéité de l’enfant pour en surveiller, en diriger le développement moral au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites. » (Congrès pédagogique de 1880).
Le premier passage illustre à merveille, à travers le rôle idéologique assigné à l’École, le positionnement politique de la bourgeoisie républicaine de la fin du XIXe siècle. Celle-ci comprend sa tâche historique comme une lutte contre deux pôles adverses : le parti anti-républicain soutenu par l’Église, et le mouvement ouvrier qui aspire à parachever l’œuvre des révolutions précédentes pour faire advenir la République Sociale. Le discours de Ferry fait directement référence à la Commune de Paris : il était maire de Paris pendant le siège de la ville par l’armée prussienne, avant de fuir au début de l’insurrection populaire, pour rejoindre l’Assemblée versaillaise. De son côté, la Commune de Paris instaura effectivement, pour la première fois en France l’enseignement gratuit et laïc. Surtout, elle proclama bien haut l’idéal d’une société égalitaire, où la finalité de l’enseignement serait la pleine réalisation de chaque individu : « Il faut, enfin, qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi. Il faut que l’artisan se délasse de son travail journalier par la culture des arts, des lettres ou des sciences, sans cesser, pour cela, d’être producteur. [...] » (conclusion de l’article de Henri Bellenger, « L’enseignement professionnel et intégral », journal Le Vengeur, 7 mai 1871). Si la Commune a été écrasée dans un bain de sang, elle a donné en quelques semaines un aperçu – effrayant pour les républicains bourgeois – des transformations sociales profondes que peut produire une insurrection ouvrière armée et instruite, alliée à une petite bourgeoisie intellectuelle éprise des idéaux de la République sociale. Ainsi, alors que la nécessité d’organiser aux frais de l’État l’enseignement des enfants du peuple n’avait rien d’une évidence aux débuts de la révolution industrielle [1], elle apparaît vitale aux républicains bourgeois de 1880 ! D’une part, il faut empêcher la percée d’un enseignement organisé par les structures du mouvement ouvrier et porteur de valeurs de la République sociale ; et d’autre part, il faut assurer la survie de la toute jeune IIIe République en écartant définitivement le spectre d’un retour au pouvoir du parti monarchiste, et pour cela, il faut arracher la conduite des mentalités à l’emprise de son principal soutien : l’Église.
C’est pourquoi les choix de Ferry apparaissent ambivalents à première vue. Mais on saisit mieux leur logique si on considère que ces choix sont guidés principalement par les intérêts politiques de la bourgeoisie républicaine, appuyée sur le capitalisme industriel, dont la valeur cardinale est l’accumulation de capital, et dont l’idéologie est la religion du Progrès [2]. En matière d’enseignement, comme les Communards, les républicains bourgeois se considèrent comme les continuateurs de l’oeuvre éducative de la Révolution Française. Ainsi, ils reprennent, au profit d’un projet politique opposé, certains choix progressistes précédemment mis en œuvre par la Commune : la laïcité de l’enseignement, comme nous venons de le voir, mais aussi la promotion de méthodes pédagogiques anti-autoritaires. C’est ce dernier aspect qui apparaît nettement dans la seconde citation ci-dessus. La nomination de Ferdinand Buisson à la direction de l’enseignement primaire en est également très significative. Ce pédagogue dirigera, avec l’aide de James Guillaume (un des membres influents de la tendance anarchiste de l’AIT), la rédaction du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (première édition en 1887), « Monument de l’Ecole républicaine », qui fait la part belle aux méthodes actives, aux travaux pratiques et aux sorties scolaires. D’autre part, Ferry s’élève vigoureusement contre les brimades et châtiments contre les élèves, qui sont monnaie courante à l’époque. Enfin, l’école est conçue (y compris par son architecture imposante typique) comme un sanctuaire dans lequel il est permis à l’élève, nourri d’idées nouvelles, de s’émanciper des préjugés véhiculés par son milieu familial. Ainsi, se forme durablement le mythe d’une École républicaine donnant sa place à chacun, diffusant les dernières avancées de la connaissance, et mobilisant un corps de fonctionnaires dévoués à la cause du Progrès [3].
Cette prise en main « progressiste » de l’enseignement par l’État républicain suscite les réactions violentes de la presse réactionnaire, qui accuse Ferry de livrer la jeunesse aux menées corruptrices d’enseignants anarchistes, athées ou juifs. Derrière les caricatures, ces milieux réactionnaires ont parfaitement saisi le sens précis dans lequel Ferry et les républicains bourgeois entendent le terme « émancipation » : pour ces derniers, il s’agit avant tout de soustraire les jeunes enfants à l’influence morale de leur milieu familial, car cette influence fortement marquée par la religion constitue la menace permanente d’un retour à l’ordre monarchique. Symétriquement, le milieu ouvrier, largement anti-clérical, est perçu par la bourgeoisie comme porteur de vices (alcoolisme, débauche sexuelle, violence, etc.) et, là aussi, il s’agit d’amener les enfants, par le biais de l’éducation, à s’émanciper de l’influence malsaine de leur famille.
Ce que le mot « émancipation » entendu par Ferry and co. ne désigne absolument pas cependant, c’est la déclinaison éducative du mot d’ordre de l’Internationale « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : c’est-à-dire, le processus par lequel la jeunesse des classes populaires, se ressaisissant des savoirs abstraits ou techniques indispensables à la conduite des affaires politiques et à l’organisation de la production, mettrait fin aux hiérarchies sociales héréditaires de fait, et à l’exploitation économique. Au contraire, la prise en main par l’État de l’éducation du peuple n’a fait qu’affermir l’accaparement de ces savoirs par la classe dirigeante [1]. Ceci se reflète très clairement dans le maintien d’une organisation profondément inégalitaire de l’enseignement, en deux ordres distincts : pour la bourgeoisie, l’enseignement secondaire (collège et lycée), précédé des classes enfantines, et menant à l’université ; pour le peuple, l’enseignement primaire, éventuellement suivi de l’école primaire supérieure ou du cours complémentaire, et n’allant pas au-delà de l’âge de 18 ans. La difficile fusion de ces deux ordres scolaires sera l’un des pivots des politiques de massification scolaire au cours du XXe siècle [3]. Cependant, en parallèle du rôle idéologique qui lui est assigné, la conception utilitariste selon laquelle le système scolaire devrait fournir, dans des proportions déterminées, une main-d’oeuvre aux niveaux de connaissances ajustés aux évolutions de l’organisation du travail, se perpétue jusqu’à aujourd’hui [4].
La fondation de l’École républicaine par les lois Ferry de 1881 marque avant tout la volonté de graver dans le marbre la place de l’État comme principale force organisatrice de l’enseignement. Ses réalisations pour la modernisation et l’élargissement de l’enseignement sont indéniables. Cependant, la très lente régression de l’illettrisme montre que l’effort fourni par l’État pour assurer même une instruction de base aux classes populaires a été très insuffisant. Enfin, sous la mainmise de l’État, l’École va s’employer à diffuser, au long des années 1880-1910, un discours nationaliste et revanchard qui préparera les esprits aux affrontements sanglants de la première guerre mondiale.
Entre deux guerres, l’essor de L’Éducation Nouvelle
Au lendemain de la première guerre mondiale, pour l’État capitaliste, l’enjeu éducatif est d’accompagner les rapides progrès techniques (chimie, électricité, automobile, etc.) par une diffusion efficace des connaissances, afin de fournir une main-d’œuvre qualifiée aux nouveaux secteurs économiques.
En parallèle, dans les milieux enseignants et intellectuels, on assiste à un foisonnement d’initiatives pour rénover la pédagogie de l’enseignement [5]. En témoigne le congrès de l’École Nouvelle, qui accueille à Calais en 1920 des participants venus des quatre coins de l’Europe. Les motivations des uns et des autres sont multiples : « moderniser » l’école en mettant en pratique les nouvelles connaissances de médecine et de psychologie, éduquer les nouvelles générations aux valeurs pacifistes au lendemain du conflit mondial, agir sur la marche du monde pour faire advenir une société plus juste, etc. Le mouvement est loin d’être politiquement homogène. On trouve, d’une part, des pédagogues bourgeois soucieux de participer aux progrès de l’éducation dans une démarche se voulant apolitique (ou « démocrate-chrétienne », comme on dirait plus tard), et d’autre part des pédagogues prolétariens, militants socialistes, communistes ou syndicalistes, pour qui l’action éducative vise à instruire les futures générations révolutionnaires. Les plus célèbres représentants des deux tendances sont, respectivement, l’italienne Maria Montessori et le français Célestin Freinet.
S’il semblait encore exister, avant la guerre, une possibilité sérieuse de construire un enseignement scolaire massivement organisé hors de la mainmise étatique ou cléricale – comme s’y est employé le mouvement des Bourses du Travail, composante du syndicalisme révolutionnaire [6] – cette perspective est de moins en moins envisagée après le conflit. En plus de produire une abondante réflexion dans des livres, revues, congrès, etc, les divers courants pédagogiques vont donc principalement s’atteler soit à ouvrir un petit nombre d’écoles « expérimentales » où seront déployées de nouvelles approches pédagogiques, soit à mener la réforme pédagogique au sein de l’appareil éducatif d’État. Les expérimentations explorent tous les aspects de l’enseignement, dans un grand élan hétéroclite nourri d’idéaux pour le meilleur développement possible des jeunes générations : adaptation du mobilier scolaire, activités de plein air, journaux d’école, travail en groupe, expression libre, mixité, remise en question des rapports d’autorité, etc. Certaines des nouveautés introduites à cette époque sont aujourd’hui pleinement intégrées à l’école publique. Mais l’idéalisme des pédagogues se fracasse sur l’avènement du second conflit mondial.
À la sortie de la seconde guerre mondiale, s’ouvrira une nouvelle phase caractérisée par une forte croissance économique, tandis que les syndicats et les partis ouvriers sont en position de force pour exiger des contreparties importantes à l’exploitation salariale. C’est dans ces conditions que l’État social est institué, notamment la Sécurité Sociale et les grands services publics étatisés, inspirés par le Conseil National de la Résistance. Le plan Langevin-Wallon, qui vise à « élever le niveau culturel général de la population » en développant le service public d’éducation, est publié en 1947. Il prévoit notamment une solide formation des enseignants, incluant un cycle pré-universitaire dans les écoles normales, suivi d’une licence universitaire. Même si ce plan n’est que partiellement appliqué, il va s’ensuivre trois décennies de massification scolaire, qui conduiront une part beaucoup plus élevée de la jeunesse à accéder au lycée et à l’université.
Le progressisme scolaire des années 1980-1990
Au tournant des années 1980, la « contre-révolution » néolibérale accompagne le déplacement du centre de gravité du système capitaliste de la production industrielle vers la finance. La classe dominante ainsi réorganisée est en position d’imposer un net recul dans le partage des richesses (salaires et fiscalité), et de freiner, voire arrêter la dynamique de réduction du temps de travail enclenchée depuis le début du siècle. Elle dicte ainsi un changement de cap des politiques publiques, avec de nouveaux mots d’ordre : austérité budgétaire, démantèlement des services publics, déréglementation économique et financière. En France, les gouvernements de gauche se chargent largement d’appliquer ce programme, justifié par la « crise économique » consécutive à la fin du cycle de croissance des trois précédentes décennies. Ce faisant, la gauche délaisse les intérêts des classes populaires, et se recentre sur ceux de la petite bourgeoisie intellectuelle, qui a déjà entamé sa conversion à l’idéologie marchande. Sous l’effet de cette politique, le chômage de masse s’installe durablement : pour les jeunes, l’enjeu de la réussite scolaire devient, plus que jamais, étroitement lié aux perspectives d’emploi.
Pendant cette période, le système éducatif est encore en cours de massification, notamment pour l’enseignement secondaire (en 1984, le ministre de l’Éducation Chevènement fixe l’objectif de 80% d’une classe d’âge arrivant au bac en 2000, contre 24% en 1977). L’État, à présent doté d’outils d’évaluation statistique performants, ne peut échapper au constat qu’il existe encore d’importantes inégalités scolaires, et en particulier un fort déterminisme social conditionnant la réussite scolaire. Cependant, l’objectif d’amener l’ensemble des élèves à un même niveau d’éducation, équivalent à celui dont bénéficiaient les classes privilégiées dans la période pré-massification, et correspondant à la pleine possession d’une culture générale et technique commune, supposerait un effort budgétaire colossal... et ne fait pas réellement partie du programme de la classe dirigeante. Au lieu de cela, on met en place des dispositifs (réellement ambitieux au demeurant) de remédiation ou de compensation des inégalités : RASED, éducation prioritaire.
L’autre caractéristique de ce progressisme scolaire est l’ouverture de l’institution envers les composantes organisées du mouvement pédagogique : celles-ci sont associées à l’élaboration des programmes et des politiques éducatives, elles interviennent dans la formation des enseignants, et certains de leurs dirigeants acquièrent une certaine influence auprès du Ministère de l’Éducation Nationale. Ce mouvement pédagogique, qui se situe largement dans l’héritage intellectuel de l’École Nouvelle et du plan Langevin-Wallon, a également intégré la critique anti-autoritaire des années 1960-1970. Car cette période, nourrie de l’esprit contestataire étudiant et des espoirs de transformation sociale, a vu apparaître (ou renaître) des courants pédagogiques marqués par la remise en cause de l’autorité et le questionnement des savoirs légitimes, ainsi que les approches radicalement critiques de l’institution, comme celles de Paolo Freire au Brésil, ou la pédagogie institutionnelle en France. Le mouvement pédagogique met progressivement à profit, non sans y apporter des contradictions, les résultats des recherches universitaires en sciences de l’éducation, qui croisent les points de vue sociologiques et anthropologiques avec les questions didactiques. Enfin, comme les autres composantes du mouvement social (syndicats, partis, associations), il porte une attention croissante aux discriminations, notamment le sexisme et la xénophobie. Ce « milieu pédagogique » aux tendances diverses est ainsi amené à formuler des critiques sur l’organisation de l’enseignement et sur les contenus disciplinaires, et à agir comme un groupe de pression pour obtenir des réformes institutionnelles.
De son côté, le patronat, à travers ses relais informels (cercles de réflexion) et institutionnels comme l’OCDE (Office de coopération et développement économiques), définit une feuille de route pour des réformes scolaires, articulant essentiellement trois catégories d’impératifs : (1) adaptation des contenus scolaires aux besoins de main-d’œuvre du patronat et à l’organisation néo-managériale du travail, et formation des élèves à l’idéologie de l’entreprenariat ; (2) réduction de la part des dépenses publiques que le patronat ne peut pas capter directement (notamment la masse salariale), et orientation de ces dépenses vers des subventions au secteur privé, des contrats de services externalisés, et l’investissement dans les technologies numériques ; (3) transformation des secteurs rentables du service public d’éducation en un marché ouvert aux investissements de capitaux [7].
De manière apparemment paradoxale, ce programme brutalement inégalitaire trouve des points de contact avec certaines propositions issues du mouvement pédagogique émancipateur, alors même que ce dernier entend s’opposer à l’offensive néolibérale. Par exemple, l’organisation du travail, notamment dans le secteur tertiaire, requiert moins la maîtrise par les travailleurs d’une base solide de savoirs, que la capacité à s’adapter à des changements techniques ou organisationnels imposés fréquemment, par l’acquisition des nouveaux savoirs nécessaires à travers des « modules de formation ». D’autre part, dans le rapport de force pour le salaire et les conditions de travail, le patronat a plus intérêt à affronter des travailleurs cultivant chacun leur « portefeuille » individuel de compétences valorisables, plutôt qu’un groupe uni par une qualification commune et reconnue à large échelle. Ces demandes patronales de savoirs modulaires, de capacité d’adaptation et d’individualisation s’accordent assez bien avec « l’approche par compétences », qui est désormais activement promue ou imposée par l’institution scolaire. Pourtant, pour les pédagogues contemporains qui l’ont développée, et pour de nombreux enseignantes et enseignants qui la mettent en œuvre, cette approche était initialement conçue comme une manière d’évaluer et d’accompagner graduellement les progrès de chaque élève, et ainsi laisser la place à différents rythmes d’apprentissage. Elle se trouve ainsi dévoyée, notamment par la place disproportionnée prise par l’évaluation en continu de ces compétences.
Une autre caractéristique du néo-management, l’organisation du travail sous forme de « projets » mobilisant l’investissement personnel voire intime des travailleurs, trouve également une résonance avec un mode d’enseignement se voulant moins formel et magistral (soit moins « scolaire »), et encourageant une participation active visible des élèves, comme des interventions orales ou des recherches en-dehors de la salle de cours. Du point de vue des pédagogues, cette remise en cause de la transmission verticale des savoirs s’appuie sur le souci de permettre à tous les élèves, quel que soit leur milieu social d’origine, de saisir le sens des apprentissages abstraits en reliant ceux-ci à leurs expériences personnelles.
Ainsi, les gouvernants du tournant néo-libéral des années 1980-1990 (et leurs successeurs) se sont emparés habilement d’une partie bien choisie des propositions portées par le mouvement pédagogique, pour en faire l’instrument de réformes scolaires conformes aux attentes du patronat, tout en gardant le cap d’une « maîtrise » impitoyable de la masse budgétaire, notamment des postes enseignants. Pendant ce temps, le débat démocratique sur l’éducation est obscurci par le pseudo-clivage entre les partisans des pédagogies « actives/émancipatrices/critiques » et ceux des approches « verticales/universalistes/autoritaires » : la presse conservatrice accuse ainsi les « pédagogistes/gauchistes » d’avoir pris le contrôle du système public d’éducation et entraîné une chute du niveau scolaire, tandis que les sympathisants à la cause pédagogique soupçonnent facilement un penchant réactionnaire derrière tout argument en faveur d’une transmission exigeante des savoirs ou de méthodes « classiques » d’enseignement.
Enfin, pendant que l’attention du public est captée par les outrances médiatiques associées à ces faux débats, la classe dirigeante avance patiemment, sans souci des alternances politiques, sur le chemin de la privatisation/marchandisation tracé sur sa feuille de route. S’appuyant sur les défaillances du système public qu’elle a elle-même organisées, elle favorise, en parallèle de l’enseignement privé catholique, l’émergence d’un secteur privé d’éducation « alternative », se réclamant plus ou moins sérieusement d’un mix de pédagogies labellisées « Éducation Nouvelle » (notamment Montessori), de neuro-psychologie, voire de concepts ésotériques : le développement de ce secteur, pour l’instant ultra-minoritaire, est un levier de plus pour aiguiller le système d’éducation sur la voie du privé. Fait tout aussi inquiétant, la mise en marché des écoles et établissements publics se prépare, en imposant des procédures d’évaluation/différentiation/pilotage, et en installant ainsi au cœur du secteur public les méthodes de management du privé.
Conclusion
Comme nous l’avons vu, l’État est depuis longtemps la force incontestée d’organisation de l’enseignement : les efforts pour adopter, individuellement ou collectivement, des méthodes pédagogiques correspondant le mieux à une conception émancipatrice, restent dès lors l’un des principaux moyens pour agir dans ce cadre étatique. L’attitude ambigüe de l’État à l’égard des pédagogies, depuis le ministère de Jules Ferry, montre que les choix pédagogiques, même lorsqu’ils sont chargés d’une conception émancipatrice de l’enseignement, ne portent jamais cette conception inscrite en eux : ils sont parfois récupérés, détournés, instrumentalisés, au gré des nécessités de mutation du système capitaliste. Dans le même temps, nombreux sont les enseignantes et enseignants qui sont inquiétés ou empêchés par l’administration, lorsqu’ils expérimentent, avec exigence et dans le respect de leurs élèves, des approches pédagogiques jugées non conformes.
Les recherches sur les méthodes pédagogiques, fruit du travail de pédagogues, enseignants, syndicalistes, chercheurs, militants associatifs, etc, sont un patrimoine extrêmement riche que nous avons à cœur de transmettre, de développer, et de défendre. Elles fournissent une base inépuisable de réflexion pour toute personne concernée par les questions d’enseignement, et particulièrement pour celles et ceux qui aspirent à ce que l’éducation des nouvelles générations concoure à l’avènement d’une société débarrassée des injustices et de l’exploitation.
Ainsi, ce guide des pédagogies, proposé par SUD Éducation, est loin d’être un manuel ou encore un catalogue de méthodes « approuvées » par notre fédération syndicale. En effet, le but n’est pas de fournir de recettes pédagogiques toutes faites, prêtes à être appliquées. Chaque approche pédagogique est assez précisément déterminée par le contexte historique dans lequel elle a été initialement introduite, et ne se transpose pas immédiatement au contexte contemporain. De plus, l’enseignement des mathématiques, de la lecture, la géographie, etc, posent chacun des problèmes spécifiques, qu’une approche unique, indifférente à la discipline enseignée, ne pourra résoudre.
Les contributions présentées dans ce guide sont diverses dans leur forme et leur objectif. Certaines d’entre elles sont des introductions à l’histoire et aux concepts d’un mouvement pédagogique particulier, d’autres donnent des pistes pratiques pour les enseignantes et enseignants désireux d’expérimenter une approche pédagogique particulière et enfin les dernières racontent des récits de pratiques pédagogiques qui tentent de toucher du bout du doigt l’émanci-
pation.
Références citées
Les références web ont été consultées le 29/09/2022
[1] Nico Hirtt, L’École et le Capital : deux cents ans de bouleversements et de contradictions (2013)
L’Ecole et le Capital : deux cents ans de bouleversements et de contradictions
Cet article donne un panorama historique des évolutions de l’Ecole publique depuis les débuts du capitalisme. Il s’appuie sur une analyse « matérialiste », montrant l’adéquation entre les principaux moments de réforme et les évolutions des demandes économiques et idéologiques du patronat. De manière originale, il insiste sur les savoirs professionnels et la culture populaires, pré-existants à l’instauration du système éducatif de masse, et dont les canaux de transmission ont été largement détruits ou supplantés par celui-ci.
[2] Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche, de l’idéal des Lumières au triomphe du Capitalisme absolu, Climats (2013)
Ce livre revient aux origines des contradictions de la gauche politique. Il dénonce l’attachement de la gauche à la « religion du Progrès », qui la mène à abandonner la lutte pour abattre le capitalisme, au profit d’un accompagnement aux luttes sociétales. NB : les prises de position virulentes à l’encontre des idées et actions de secteurs de la gauche, qui rejoignent parfois celles du camp conservateur, ne font pas l’unanimité chez les adhérents de SUD Education...
[3] Yann Forestier, L’École en perspective, Brève synthèse des apports récents de la recherche sur les questions éducatives, L’Harmattan (2020)
Ce livre, tiré d’un cours donné en IUFM, constitue une introduction, pédagogique et très accessible, à l’histoire de l’enseignement depuis la IIIème République. Il bat en brèche certaines idées reçues sur l’Ecole de la IIIème République, et introduit en termes simples les principaux débats sur le système éducatif : éducation/instruction, modèles concurrents pour l’enseignement par degrés, etc.
[4] Jean-Pierre Terrail, Visages du progressisme scolaire en France (1880-2021) : méritocratie ou démocratie ? (2021)
https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article338
Cet article démontre la permanence de la conception utilitariste, inégalitaire et concurrentielle du système scolaire français contemporain, inscrite dès l’instauration de « l’école unique » à la fin des années 1960. Il insiste sur l’importance des acquisitions de connaissances à l’école élémentaire, particulièrement déterminantes pour la réussite des apprentissages ultérieurs. L’argumentation se base sur une approche sociologique empirique, propre au Groupe de Recherches sur la Démocratisation Scolaire (GRDS). Il invite à se servir de brèches dans la muraille néolibérale (ex : l’importance donnée par Blanquer à un apprentissage réussi de la lecture) pour amener à un basculement vers un enseignement réellement démocratisé.
[5] Ghislain Leroy, Sociologie des pédagogies alternatives, La Découverte, coll. Repères, (2022)
Ce livre assez court donne une bonne synthèse, appuyée sur des éléments historiques, des différents courants de pédagogie alternative. Il propose une discussion critique des propositions de ces courants, et une analyse des publics très différents à qui ils peuvent s’adresser, notamment dans le contexte contemporain de fragmentation sociale et de forte concurrence pour l’emploi. Il présente ainsi les courants d’Education Nouvelle, les pédagogies critiques, mais aussi la « pédagogie rationnelle » développée par les sociologues de l’éducation.
[6] Grégory Chambat, L’École des barricades, vingt-cinq textes pour une autre école, 1789-2014, Libertalia, coll. N’autre école (2014)
Ce recueil de textes commentés permet de parcourir la diversité des propositions et réalisations dissidentes pour révolutionner l’Éducation. Beaucoup d’entre elles sont liées à la dynamique mouvement ouvrier (Commune de Paris, Bourses du Travail, néo-Zapatistes, anti-colonialisme kanak, etc), d’autres reflètent les idées de penseurs et penseuses anti-capitalistes (Bakounine, Weyl, etc) ou de pédagogues célèbres (Jacotot, Freinet, etc).
[7] Voir le dossier « marchandisation de l’enseignement » sur le site web de l’APED