Cet article est extrait de la brochure n°94 : la coopérative pédagogique.
« La pédagogie n’est jamais neutre, je sais que ma pratique sera ce qu’elle est en fonction de choix : préparer les jeunes à occuper leur place dans la société ou les préparer à la transformer en transformant déjà le plus petit et le plus proche. »
Jacques Cornet, Noëlle de Smet
Les origines historiques et théoriques de la pédagogie institutionnelle
Adapter la pédagogie Freinet en milieu urbain
La pédagogie institutionnelle (PI) est née de la volonté d’un groupe d’instituteurs et d’institutrices d’adapter les techniques de la pédagogie Freinet (PF) aux contraintes des « écoles casernes » des grands ensembles urbains qui émergent dans les années 1950. Les écoles sont alors organisées d’une façon très hiérarchique, très martiale et les instituteurs contiennent les élèves à coup de sifflet. Écoles immenses, organisation militaire, humiliation quotidienne, cela évoque rapidement la caserne à ces militant·es pédagogiques qui ont connu la deuxième guerre mondiale. Membres du groupe parisien de l’Icem (institut coopératif de l‘école Moderne) cette équipe d’instituteurs et institutrices cherche des pistes et des fonctionnements pour la pédagogie Freinet dans ce contexte urbain. Le mouvement Freinet à cette époque est majoritairement développé dans les écoles rurales et les techniques comme l’imprimerie, la correspondance, le jardinage, les sorties enquêtes se révèlent parfois difficiles à mettre en place dans le contexte pédagogique et social de la banlieue parisienne. Fernand Oury et Raymond Fonvielle, deux noms importants du groupe parisien de l’Icem vont être à l’origine, avec d’autres, de la pédagogie institutionnelle.
L’influence des sciences sociales
Un deuxième fondement de la PI, à côté de la Pédagogie Freinet, est d’aller chercher des outils théoriques et pratiques dans les sciences sociales notamment la psychologie sociale et la psychanalyse, dans une veine anti-autoritaire. Cela vient de la connivence entre Fernand Oury, l’instituteur, et son frère, Jean Oury, psychiatre et psychanalyste. Jean Oury s’est formé au côté de François Tosquelles à la clinique de Saint Alban en Lozère. Militant anarchiste, républicain ayant fui la dictature de Franco, Tosquelles développe avec son équipe, la psychothérapie institutionnelle basée sur le fait que le soin des patients est intimement dépendant du milieu et de la posture des soignants. À Saint Alban, pas d’uniforme, pas de grille, les patient·es peuvent circuler dans le village et travailler chez les habitant·es, des moments d’assemblées sont prévues pour décider du fonctionnement avec les thérapeutes. Autant de principes qui vont nourrir les discussions entre Jean et Fernand Oury en recherche d’un fonctionnement plus horizontal dans la classe et plus structurant pour les élèves des énormes écoles de banlieue. En s’inspirant de la psychothérapie institutionnelle, des techniques Freinet et de la psychologie sociale, ces instituteurs et institutrices bricolent des dispositifs de classe pour créer des lieux de parole, de décision, de résolution de conflits... C’est d’ailleurs sur une proposition de Jean Oury au congrès du mouvement Freinet en 1958 que la PI est nommée ainsi pour la première fois.
Une pédagogie nourrie du renouveau de la psychanalyse
À la suite de l’écriture d’un article pour la revue de l’Icem, Raymond Fonvielle se fait évincer du mouvement Freinet et Fernand Oury décide alors de quitter le mouvement au début des années 1960. Sans jamais remettre en question les bases théoriques et politiques de la Pédagogie Freinet, ces exclusions et départs actent des différences sur certains points. En effet, les fondateurs et fondatrices de la PI étaient assez critiques d’un certain naturalisme que l’on pouvait trouver en Pédagogie Freinet. De plus, les divergences se font sur la volonté d’intégrer des sciences sociales (sociologie, psychologie, psychanalyse) dans l’analyse et la mise en œuvre des techniques de Pédagogie Freinet. Ainsi des concepts tels que désir, transfert, et identification vont servir de boussole aux pionnier·es de la PI. Suite à cela un nouveau groupe est créé (groupe techniques éducatives - GTE) et l’arrivée de Aïda Vasquez, doctorante en psychologie vénézuélienne et psychanalyste, va être fondamentale pour l’évolution de la PI. Elle va apporter la mise en perspective du quotidien de la classe avec les concepts de la psychanalyse et approfondir les écrits du groupe.
Les premiers groupes « P-Istes » comme on les appelle, se divisent ensuite sur la question de la psychanalyse. Pour Raymond Fonvieille et quelques autres instituteurs et institutrices, il fallait rester sur une pédagogie autogestionnaire et conseilliste (suivant les analyses institutionnelles de Lobrot ou Lapassade) sans la sensibilité psychanalytique. Pour les praticien·nes regroupé·es autour de Fernand Oury et Aïda Vasquez, la PI avait une dimension thérapeutique, et la psychanalyse est un outil central.
La PI, c’est quoi ?
La PI, c’est la pédagogie basée sur des institutions et les institutions sont l’ensemble des dispositifs que se donnent le groupe pour apprendre et vivre en classe.
L’ensemble des éléments susceptibles d’intervenir dans les apprentissages et dans la vie du groupe peuvent être transformés en institutions : les relations d’apprentissage, les relations sociales, les productions individuelles et collectives, les rôles et places de chacun, l’organisation spatiale de la classe, l’accès à des lieux précis (bibliothèque, ordinateur, matériel de travail, etc.).
Une fois le cadre de vie et de travail posé, l’enseignant·e propose quelques institutions puis chacun·e peut en inventer et le groupe les valide en conseil. Selon le niveau des élèves, de la maternelle à l’Université et au-delà de l’école, dans toute structure éducative, de soin ou de loisirs, le principe est le même, il s’agit de penser les institutions comme des « pièges à désir », comme aimait le répéter Jean Oury. C’est-à-dire construire une organisation sociale en classe qui propose des dispositifs susceptibles de mettre le désir de chacun·e en mouvement pour s’engager de son propre chef dans ses apprentissages (Andrés Monteret, Les chemins du collectif).
Des institutions collectives pour émanciper l’individu
Selon Jacques Pain, « c’est en prenant l’avis de toutes et tous que l’on progresse dans la vie quotidienne en groupe, en institution ; c’est en discutant des comportements, en les repérant et en les accompagnant, que l’insécurité devant l’agressivité se banalise et s’éduque. Un enfant de 3 ans qui ne noue pas ses lacets peut-il traverser seul la rue ? Sa « petite » compétence autorise un statut, et une protection, un « tutorat » institutionnel ». La classe institutionnelle est donc une classe régulée, une classe où les élèves se donnent des lois, qu’ils doivent respecter, l’enseignant·e étant le garant de ce cadre. La loi est donc la première des institutions, élément structurant de la « communauté humaine ».
Elle peut prendre la forme suivante :
- Ici, c’est une classe, chacun·e est là pour apprendre, chacun travaille.
- Ici, on respecte les autres, on ne se moque pas, on ne se bat pas. On règle les problèmes en se parlant.
- Ici, chacun·e a le droit d’être tranquille dans son corps, dans son cœur et dans ses affaires.
- Ici, l’adulte travaille pour tout le groupe et accompagne chaque élève. Il n’appartient à personne.
Le trépied de la PI
La PI peut s’expliquer à travers l’outil du trépied, qui illustre les trois piliers fondateurs reliés par une quatrième dimension :
- Les techniques et outils pédagogiques Freinet
- L’inconscient
- Le groupe
- Le politique.
Les techniques
En PI, tout comme en pédagogie Freinet, les apprentissages sont structurés par la production collective et individuelle des apprentissages qui donne un sens aux actions en classe. Ce sont le journal, la correspondance, la coopérative, les sorties enquêtes... Ces techniques illustrent chaque jour aux enfants la force d’un collectif, les techniques leur permettent de vivre des expériences culturelles et sociales qui sont bien plus grandes que leurs capacités individuelles. D’un point de vue politique, la maîtrise des outils de production est une référence au matérialisme historique de Marx : la production et la façon dont on produit conditionnent les rapports sociaux ; si les travailleurs et les travailleuses s’approprient les moyens de production, ils et elles vont vers leur émancipation. Transposé à la classe, si les enfants s’approprient les moyens de production des connaissances, ils et elles vont vers l’émancipation.
L’inconscient
Fernand Oury soulignera : « reconnu ou nié, l’inconscient est dans la classe qui parle (…), mieux vaut l’entendre que le subir ».
Le groupe et ses individus sont traversés par l’inconscient (individuel et collectif). Si on ne le prend pas en compte, les apprentissages vont être parasités. Cela implique des moments de paroles en classe pour que celui-ci soit exprimé : quoi de neuf ?, texte libre, différents moments du conseil... Cela demande à l’enseignant·e de savoir observer le groupe et les interactions du groupe pour voir ce qui se joue à ce niveau.
Cela demande des lieux pour se mettre en action dans des tâches variées et gratifiantes. Cela demande aussi à l’enseignant·e d’apprendre à observer le groupe et ses interactions pour y déceler ce qui s’y joue à ce niveau.
Le groupe
La notion de groupe est un des piliers de la PI. Dès ses débuts elle pense les enjeux groupaux dans les apprentissages pour faire face à des difficultés dans les classes difficiles. Si la classe ne peut se résumer à une somme d’individus qui apprennent les un·es à côté des autres, tout collectivisme à outrance est tout autant évacué. Le groupe est loin d’être uniquement une source d’émulation et de reconnaissance. Comme l’ont montré les études sur les dynamiques de groupe, les situations de groupe peuvent faire émerger des angoisses profondes. On peut se sentir rejeté·e ou brisé·e par le groupe. Alors comment penser le groupe pour qu’il ne soit plus source d’angoisse ? En PI, envisager le groupe, c’est justement prendre le temps de réfléchir à des dispositifs pour libérer la classe des entraves que peut générer le groupe et faire en sorte que celui-ci porte les apprentissages plus qu’il ne les empêche. Au quotidien, c’est plus la diversité et l’alternance de dispositifs (individuel, en binôme, en groupe restreint et en groupe classe) qui vont être pensées pour que chacun·e apprenne dans les meilleures conditions. La dimension groupale va aussi apporter un sens aux apprentissages puisque l’enfant n’apprend plus pour répondre aux attentes de l’adulte mais parce que son activité scolaire est socialisée.
Le politique, ce qui tient les trois piliers
Ces trois piliers verticaux sont reliés à leur base. Groupe, technique et inconscient sont tenus par le politique. Le politique interroge le fonctionnement de la “cité” : comment vivons-nous ensemble dans cette classe pour un an, un semestre ? La posture que l’enseignant·e prend en classe en tant que responsable du groupe s’inscrit dans un modèle politique : maintenons-nous les élèves dans un rapport de soumission à l’adulte avec un fonctionnement autoritaire et arbitraire ou pas ? La PI a définitivement opté pour une organisation démocratique du groupe classe. Dès le plus jeune âge, les élèves sont capables de transformer l’environnement immédiat de la classe. La relation reste asymétrique du fait d’être l’adulte garant de la sécurité des enfants mais si nous choisissons de travailler en PI, nous expérimentons dans la classe la transformation de la société dans laquelle nous vivons. Cela implique de repenser sa place d’enseignant·e en classe et de s’engager dans une démarche éthique en accord avec sa vision de la société, les rapports humains que l’on souhaite construire et sa conception des relations maîtres/élèves. Si aujourd’hui les conseils de classes sont presque à la mode, ils peuvent facilement devenir la chambre qui entérine les décisions prises par les adultes. Mais si nous aspirons à construire l’émancipation des élèves, nous devons interroger nos postures. La PI propose une démarche pour construire une pratique émancipatrice et démocratique, elle forme des élèves à expérimenter la liberté dans le collectif et l’enseignant·e devient le garant de cette démarche.
En prenant en compte ces principes, les élèves expérimentent un collectif d’apprentissage où la classe devient un milieu éducatif où chacun·e peut apprendre des autres, grâce aux autres.
Ainsi, la classe devient un lieu de vie, et un lieu politique comme le laisse entendre Noëlle de Smet, collègue belge et praticienne de PI :
« Quand je mets en place des conseils d’élèves, des dispositifs qui permettent aux dominé·es de prendre la parole, quand j’organise le cours de français en partant des intérêts de mes élèves, quand je cherche à les outiller au mieux, je fais aussi autre chose que du pédagogique. Je fais du politique, au sens fort du terme. Celui qui contient l’idée d’un projet de société dans sa globalité et à l’intérieur de conflits entre les classes, les peuples, les sexes, les générations. C’est en prenant parti dans ce conflit, sur le plan personnel et collectif, que l’éducation se définit ».
Du collectif d’élèves au collectif de pédagogues
La PI souhaite faire de la classe un collectif vivant où l’enseignant·e chapeaute une organisation complexe avec des enjeux invisibles parfois. Il est fondamental de trouver un espace pour en discuter avec d’autres praticiens et praticiennes engagées dans la même dynamique. De la même façon que l’on souhaite dynamiser les apprentissages par une dimension collective, le fait de changer sa pratique est impliquant et nécessite bien des fois des mises au point, des encouragements face aux doutes et aux errements. Le groupe de praticien·nes de PI va être un élément à part entière de la pratique de la PI. Dans les groupes de PI le travail se fait souvent autour de monographies, c’est-à-dire des textes écrits par des praticien·nes sur des situations de classes qui interrogent et posent problèmes. Ce travail au sein d’un groupe est une source d’émulation et d’expérience collective riche pour les adultes qui s’y engagent.