Cet article est extrait de la brochure n°94 : la coopérative pédagogique.
« Personne n’émancipe autrui, personne ne s’émancipe seul, c’est ensemble qu’on s’émancipe. »
Paulo Freire
Origine et objectif des pédagogies critiques
Les pédagogies critiques (appelées aussi « radicales » aux USA) trouvent leur origine dans l’œuvre du pédagogue brésilien Paulo Freire (1921-1997). Elles constituent un courant international qui s’est développé dans différents pays en particulier de langue anglaise, hispanique ou encore portugaise à partir du début des années 1980. Paradoxalement, les pédagogies critiques se sont peu développées dans les pays de langue française jusqu’à présent. Elles sont orientées vers la lutte contre les discriminations et vers l’engagement pour la justice sociale et environnementale.
Parler de pédagogies critiques c’est aussi parler de pédagogie critique féministe, pédagogie queer (questions LGBTQI+), pédagogie critique anti-raciste, pédagogie critique de la norme et pédagogie anti-oppressive (lutte contre les discriminations multiples), éco-pédagogie (écologie)… Ou encore d’éducation populaire hors-école, alphabétisation des adultes, pédagogie universitaire, pédagogie scolaire (de la maternelle à l’université), application dans différentes disciplines scolaires, éducation à la citoyenneté, éducation à la lutte contre les discriminations, éducation aux médias, éducation aux droits humains…
L’agir éthique
Les pédagogies critiques ou radicales se situent au niveau de l’agir éthique. Elles constituent une action-réflexion concernant la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales dans l’enseignement et dans la société. Pour cela, elles visent à développer des vertus chez les professionnels par la pratique et l’exercice : la cohérence entre les valeurs et l’action, l’ouverture au dialogue, le respect de la dignité de la personne humaine, l’espoir (contre le fatalisme)… La pédagogie critique vise d’abord la conscientisation des professionnel·le avant de conscientiser les apprenant·es.
Il existe cependant une didactique critique, qui occupe une place secondaire par rapport à l’agir éthique. Il s’agit de l’ensemble des outils qui peuvent être développés pour aider à mettre en œuvre les principes de la pédagogie critique : enquête sociale de conscientisation, groupe de conscientisation, activités expérientielles comme « la ligne de privilège » (ou « pas en avant »)…
Les principes
Les pédagogies critiques ou radicales ne se caractérisent pas par des outils ou des techniques, mais par des principes qu’il s’agit d’adapter au contexte social dans lequel on agit :
- la prise en compte de l’expérience sociale des apprenant·es.
- le dialogue (ou pratique dialogique) entre savoirs d’expérience sociale et savoirs théoriques
- la problématisation de la réalité sociale : « 1. Qui bénéficie de cette situation ? 2. Y-a-t-il un groupe dominant ? 3. Qui définit la façon dont les choses doivent être structurées ? 4. Qui définit ce qui doit être valorisé ou dévalorisé ? »
- la conscientisation : la prise de conscience de l’existence de rapports sociaux de pouvoir qui structurent la société.
- la démythification : la critique des empêchements à agir pour transformer la société
- l’empowerment ou développement du pouvoir d’agir.
Les applications dans le cadre scolaire
La première application, et sans doutes la plus fondamentale de la pédagogie critique, porte sur la formation de la posture de l’enseignant·e. En effet, la pédagogie critique met en lumière comment l’institution scolaire est un lieu de reproduction d’inégalités et de discriminations systémiques que ce soit de classe sociale, de genre, de racisation, LGBTphobes.… Il est donc important de prendre conscience des mécanismes qui conduisent à produire ces phénomènes pour déterminer ceux qui sont liés aux pédagogies mises en œuvre par les enseignants et les enseignantes, ceux qui sont liés à l’institution scolaire et ceux qui relèvent plus généralement de la société. (voir le site internet : pédagogie anti-discriminations). La pédagogie critique accorde une grande importance à lier les problématiques pédagogiques et les luttes syndicales. En effet, les mauvaises conditions de travail au sein de la communauté éducative dans un établissement scolaire nuisent à la possibilité de développer des pédagogies de qualité pour les élèves (voir : Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie).
Outre une formation sociologique, la pédagogie critique met en œuvre une formation en éthique professionnelle. Elle aide à analyser au sein de groupes d’analyse de pratiques la manière dont on peut agir de manière éthique dans des situations d’incidents critiques. La plupart des situations scolaires font intervenir, sans que l’on s’en rende compte, des inégalités entre classes sociales, de genre, de racisation, de validisme… Souvent ce qui va constituer la matière la plus importante de la pédagogie critique est l’ensemble des petits incidents de la vie de classe ou de l’établissement. Face par exemple à un incident qui concerne la vie de l’établissement, il ne s’agit pas seulement de proposer une réponse uniquement à un évènement donné, mais de profiter de cet incident pour impulser un changement plus profond au sein de la vie de l’établissement par exemple en développant un projet autour de l’égalité fille/garçon, des questions écologiques... (voir le site internet : enseigner l’éthique professionnelle).
Les pédagogies critiques peuvent trouver plus particulièrement à être mises en œuvre dans des enseignements transversaux (comme l’enseignement moral et civique). Il s’agit par exemple de travailler sur la conscientisation relativement aux discriminations ou aux questions écologiques. Ces problèmes peuvent être abordès dès l’école maternelle avec les enfants : il est possible de traiter des questions de genre ou encore relatives aux discriminations raciales. La plus grande difficulté, et sur laquelle il s’agit d’être attentif avec les élèves plus âgés, c’est de parvenir à faire prendre conscience du caractère systémique des problèmes sociaux et environnementaux qui sont souvent perçus au niveau de la responsabilité individuelle.
Au niveau des disciplines scolaires, il existe de nombreuses applications :
- L’une d’entre elle consiste en particulier sur l’analyse critique des supports scolaires qui peuvent être menés par les enseignant·es avec les élèves. Cela peut concerner par exemple les langues, le français ou l’histoire.
- Dans les mathématiques et les sciences de la vie et de la matière, il est possible de s’intéresser aux enjeux sociaux de ces disciplines et de leurs applications.
- En EPS, il est souvent possible d’introduire dans les activités une réflexion en relation avec les rapports sociaux de sexe. Les APSA ont souvent des connotations sociales masculines ou féminines. Etc…
Les points de vigilance importants pour mettre en œuvre des pédagogies critiques
- Se documenter préalablement sur les travaux concernant la reproduction des inégalités sociales et des discriminations sociales à l’école.
- Mettre en œuvre des pédagogies critiques ne consiste pas à penser que l’on va trouver des solutions techniques ou des recettes à des problèmes éducatifs qui sont des problèmes humains. Il s’agit au contraire de développer un agir éthique.
- Etre vigilant·e au fait que dans l’institution scolaire, ce ne sont pas les élèves qui sont les premiers vecteurs d’inégalités sociales et de discrimination, mais l’institution scolaire et donc potentiellement malgré eux et elles, les membres de la communauté éducative.
- Faire attention au fait que la pédagogie critique ne vise pas seulement à faire prendre conscience de problèmes sociaux, mais à en expliquer les dimensions systémiques pour favoriser l’engagement dans une action sociale collective.